Troisième dimanche de carême
(7 mars)
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Comme la Pâque juive était proche, Jésus monta à Jérusalem. Dans le Temple, il trouva installés les marchands de bœufs, de brebis et de colombes, et les changeurs. Il fit un fouet avec des cordes, et les chassa tous du Temple, ainsi que les brebis et les bœufs ; il jeta par terre la monnaie des changeurs, renversa leurs comptoirs, et dit aux marchands de colombes : « Enlevez cela d’ici. Cessez de faire de la maison de mon Père une maison de commerce. » Ses disciples se rappelèrent qu’il est écrit : L’amour de ta maison fera mon tourment. Des Juifs l’interpellèrent : « Quel signe peux-tu nous donner pour agir ainsi ? » Jésus leur répondit : « Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai. » Les Juifs lui répliquèrent : « Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le relèverais ! » Mais lui parlait du sanctuaire de son corps.
Aussi, quand il se réveilla d’entre les morts, ses disciples se rappelèrent qu’il avait dit cela ; ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite. Pendant qu’il était à Jérusalem pour la fête de la Pâque, beaucoup crurent en son nom, à la vue des signes qu’il accomplissait. Jésus, lui, ne se fiait pas à eux, parce qu’il les connaissait tous et n’avait besoin d’aucun témoignage sur l’homme ; lui-même, en effet, connaissait ce qu’il y a dans l’homme.
Homélie du curé :
"Ai-je
raison de me fâcher?"
Où est donc
le « doux Jésus » de nos catéchismes d’antan et de nos images pieuses ?
Voici que le
Christ qu’on dit « doux et humble de cœur » se révèle en colère,
violent même. Il fait un fouet avec des cordes (normalement, le temps qu’il
faut pour nouer les cordes auraient dû suffire à calmer quelqu’un de
raisonnable) – et chasse hors du Temple tous les marchands de bœufs, de brebis
et de colombes avec leurs bestiaux, renverse les comptoirs des changeurs avec toutes les piles de monnaie dessus… Le
charivari a dû être énorme.
Qu’est-ce qui peut bien justifier
cette colère et cette violence ? Cela semble si loin du Jésus que l’on
connaît - ou qu’on croit connaître.
Et qu’est-ce que cet épisode vient
faire dans notre chemin de carême, où nous essayons de maîtriser nos sens et
nos émotions ?
Tout d’abord, remarquons que chez
nous, chrétiens, la colère a mauvaise presse. On en fait un défaut, voire un péché capital. On dit qu’elle
est mauvaise conseillère. On lui attribue un aveuglement fait de haine, de
revanche, de violence, donc incompatible avec une vie moralement saine.
Pourtant, dans l’histoire,
bien des choses n’auraient pas changé s’il n’y avait pas eu quelques cris de
colère devant l’injustice ou l’absurde.
Sans
remonter à Moïse brisant les tables de la Loi devant l’infidélité du peuple, il
y a beaucoup d’exemples plus récents :
En
1864, Damien de Veuster, le futur saint Père Damien, alors
missionnaire à Hawaï, est confronté à la lèpre et à ses terribles conséquences.
Que les lépreux, en plus d’être malades, soient également exclus, attise sa
colère. Il décide d’aller vivre parmi eux afin de les aider et d’éveiller la
conscience internationale.
Quand
l’Abbé Pierre en hiver 1954 voit à Paris le corps gelé d’une femme morte
dans la rue, il va crier sa révolte dans le micro de radio
Luxembourg : « Mes amis, au secours… Une femme vient de
mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard
Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait
expulsée… » - Un immense mouvement
de solidarité allait jaillir de ce cri, que les communauté Emmaüs poursuivent
aujourd’hui.
En 1969, Joseph Wresinski,
fondateur d’ATD Quart-Monde « se mettait en colère contre
l'assistanat qui prive les pauvres de la dignité d'être acteurs de leur avenir. »
En
septembre 1985, Coluche à son tour s’indignera qu’on puisse encore
crever de faim dans le cinquième pays le plus riche du monde à l’époque : « Quand
il y a des excédents de bouffe et qu’on les détruit pour maintenir les prix sur
le marché, nous on pourrait peut-être les récupérer… » - Les Restos du
Cœur étaient nés.
Il
y a aussi des femmes qui osent exprimer leur colère
jusque dans l’Eglise, non pour la critiquer de façon stérile, mais pour faire
avancer l’institution : les théologiennes Anne Soupa, Christine Pedotti, Lytta
Basset… pour ne citer qu’elles.
Le pape François lui-même, dans le discours avec lequel il concluait le sommet sur les abus
sexuels sur mineurs par des membres du clergé, a surpris tout le monde en disant
que « dans la colère légitime des personnes violentées, l’Église voit un
reflet de la colère de Dieu ».
L’évocation
de la « colère de Dieu » est rarissime dans la bouche de François qui
insiste plutôt sur la miséricorde divine. Il faut dire que le thème de la « colère
de Dieu » est plutôt tabou aujourd’hui. Il met mal à l’aise et on ne l’évoque plus
guère… Pourtant, dans bien des passages de l’écriture, on parle de cette « colère »
-
le passage de l’Exode lu ce dimanche fait dire à Dieu : « Car moi, le Seigneur ton Dieu, je suis un
Dieu jaloux : chez ceux qui me haïssent, je punis la faute des pères sur les
fils, jusqu’à la troisième et la quatrième génération… » Cela nous paraît pour le moins
disproportionné, mais le but du texte est de faire comprendre combien l’idolâtrie
est une rupture avec l’Alliance qui a des conséquences désastreuses bien plus larges
que le cercle restreint de la personne qui la commet. La punition, c’est l’homme
qui se l’inflige, mais aussi hélas à son entourage, sa descendance (on le voit
dans la crise climatique par ex.)
Et les évangélistes nous ont transmis au moins six situations
où la colère de Jésus se manifestait (c’est donc qu’il y en a eu beaucoup
d’autres…) :
- contre le refus des pharisiens de faire passer l’esprit de la Loi avant la
lettre, lors de la guérison de l’homme à la main desséchée : « Alors,
promenant sur eux un regard de colère, navré de l’endurcissement de leurs
cœurs, il dit à l’homme : “Étends la main.” Il l’étendit, et sa main
redevint normale ». (Mc 3,5)
- contre l’hypocrisie, Jésus explose de
colère avec ses « Malheureux êtes-vous ! » si rarement
lus en liturgie (Mt 23,13-22).
- contre le figuier qui ne produit pas de
fruits alors qu’il est visité par le Messie : « il dit au
figuier : “Que jamais plus personne ne mange de tes fruits !” Et ses
disciples avaient bien entendu » (Mc 11, 12 14).
- contre le lépreux qui va l’obliger à s’exposer
trop tôt : « Avec colère, Jésus le renvoya aussitôt » (Mc 1,
43)
- contre ceux qui veulent écarter les
enfants de Jésus : « Voyant cela, Jésus se fâcha et leur dit :
Laissez les enfants venir à moi… » (Mc 10, 14)
- contre le trafic se substituant à la
religion, dans notre évangile d’aujourd’hui.
Ce
qui nous bloque avec ce concept de la « colère de Dieu », c’est qu’on
met nos émotions humaines issues de nos psychismes qui résistent mal aux
frustrations et aux blessures d’amour-propre, on les met sur le même pied
avec un mouvement de l’Esprit divin qui est en fait un moyen de communication
avec l’être humain, quelque chose que l’homme peut comprendre. Nous projetons
sur Dieu nos émotions, nos sentiments imparfaits. Or, chez Dieu, ce que nous
appelons « colère » ne peut jamais être séparé de l’amour qu’il
nous porte! Rien à voir avec ce que
ressentirait une personne qui s’énerverait.
« Un
Dieu qui ne serait que douceur et bonté, écrit un des Pères de l’Eglise des
premiers siècles, Tertullien, « est une absurde perversion ».
S’il ne conteste rien et s’il ne se met pas en colère, s’il ne s’oppose pas au
mal, rien n’a plus de sens : les commandements, les normes morales… tout
se vaut, tout est permis. Ce serait un Dieu « malhonnête envers la
vérité, qui a peur de condamner celui qui condamne et de haïr celui qui n’aime
pas ». Un Dieu qui « accepte, après coup, ce qu’il ne permet
pas que l’on fasse ».
: Ce Dieu ne serait pas bon, il serait juste
indifférent.
Alors,
la colère, légitime ?
Oui,
si elle se coule, se conforme sur celle de Dieu : seul l’amour peut la motiver, la justifier :
l’amour de Dieu et l’amour des autres, qui nous fait pas seulement crier, mais
aussi nous engager pour défendre celui qui ne peut pas se défendre.
Bien
sûr, il faut aussi se respecter soi-même. Souvent, nos colères portent sur un de nos besoins fondamentaux non satisfait, quand on
ne se sent pas reconnu par exemple. Ou quand une des valeurs à laquelle nous
tenons beaucoup, très importante, nous semble bafouée. La colère peut également
toucher à nos limites, à ce que nous n’arrivons plus à supporter (ex :
‘j’explose de colère parce que je n’en peux plus et qu’on m’en demande toujours
plus’). Enfin le message de la colère peut être objectivement une vraie prise
de conscience adressée à l’autre : (ex : ‘ne vois-tu pas que ce que tu es
en train de faire est une injustice… ?’). Dans ce cas, plutôt que de se
mettre un couvercle sur la cocotte-minute, il vaut mieux que la colère s’exprime,
tout en restant mesurée et constructive.
L’émotion–colère, en soi, peut être positive : elle libère
une énergie incroyable pour faire changer les choses ! Elle permet de soulever
des fardeaux dix fois plus lourds que d’ordinaire ; elle bouscule les
habitudes, les complicités établies. Et en se calmant (la ‘descente en
pression’), elle invite à trouver de nouveaux chemins pour tenir compte de ce
qu’elle a exprimé.
Aujourd’hui,
sur notre chemin de carême, Jésus nous demande une chose essentielle : c’est
de purifier le Temple de notre corps, de notre psychisme, et au-delà, de nos
communautés humaines ou chrétiennes, de ces marchandages avec Dieu, marchandages
avec la vérité, la justice… compromis qui ne nous font pas grandir, mais
nous rabaissent en nous faisant oublier notre dignité de fils et de filles. « Vous
n’avez pas reçu un esprit qui fait de vous des esclaves, des gens qui ont peur,
mais des fils ! » s’écrie Paul (Rm 8,15).
Cela réclame de nous, quelquefois, oui, de « saintes colères ». Contre tout ce qui en soi ou autour de soi, résiste à l’Esprit de Dieu. Mais qu’elles soient ajustées, c’est-à-dire vécues dans l’amour.
Amen.